Une histoire de cul à Buenos Aires
19 août 2021Mise à jour : 19 août 2021. #BuenosAires.
Une histoire de cul à Buenos Aires
Drôle de nom pour cet article, mais certainement bien choisi, pour décrire l’endroit que j’ai choisi aujourd’hui.
En sachant que chaque table comprend plusieurs chaises et que chacune en recevra un.
Une pauvre chaise en bois d’une autre époque placée devant une table et on imagine de suite la quantité de culs qu’elle aura vu défiler pendant des décennies, gesticulant ou bien posés, avachis, fermes ou accompagnant de sursauts la parole de leurs propriétaires racontant des milliers d’histoires intéressantes ou non qui aura endormi certains, outré d’autres, et dont il ne restera finalement rien.
Tout Porteño qui se respecte y passe une bonne partie de la journée (de sa vie). S’asseoir à une table, c’est pour boire, manger mais surtout ….parler. Cet endroit c’est le bar !
Un endroit où on peut tout simplement se nourrir mais qui valide surtout l’excuse d’y passer du temps. A se demander finalement si la fonction vitale du bar est avant tout un outil psychologique qui permet, par le simple fait d’y déposer son séant, de décharger son âme sur une bonne pâte qui aura eu le malheur de croiser le « patient ».
Les paroles s’envolent, les bars restent.
"El bar, el cafe, la taberna, la cantina, la cervecería, la pulpería, la confiteria….." J’en passe et des meilleurs. Une pléthore de noms pour tout simplement signifier « parloir », et au verbiage excessif doit l’accompagner la désaltération, car parler donne soif ! Et si l’immodération de paroles s’accompagne d’une immodérée soif, cette soif s’assouvit rarement par l’eau.
Voilà où entre en scène l’alcool ou le café, on se demande même des deux quel est le principal fléau du Porteño. L’un fait tourner la tête et délie les langues, l’autre excite et pousse à la consommation de tout et de n’importe quoi qui puisse faire grossir. 5, 10 cafés par jour, bien serrés, rien ne l’arrête, le Porteño a du sang italien dans ces veines et ce ne sont pas les 3 ou 4 générations le séparant du jour du débarquement d’un aïeul au port qui lui feront perdre les bonnes habitudes familiales.
Si on parle du nombre de cafés consommés, c’est tout simplement une manière de pouvoir compter les rencontres du jour, le taux de célébrité d’une personne peut ainsi se calculer par le nombre de cafés partagés avec ses admirateurs. Dans « admirateurs », ne voyez pas forcement une soudaine poussée de notoriété amicale, il peut s’agir tout simplement d’un calcul savamment pensé afin d’obtenir des faveurs à travers un moment et une discussion dite « amicale » et non formelle, plus simple et plus discrète que si elle avait été tenue au bureau ou dans son lieu de travail. On en revient encore à la patrie de l’aïeul et de l’art de la « combinazione ».
Prendre « rapidement » un café :
Le café c’est 5 mn, 10 mn, c’est en journée, ça se veut rapide, surtout si on est déjà d’accord, mais tout se complique si le point d’entente tarde.
A mon arrivée à Buenos Aires, il y a déjà fort longtemps, je m’étais surpris de voir à la fois les bars remplis quel que soit le moment de la journée, mais aussi de voir attablés les Porteños autour d’un café à parler de « choses sérieuses ». Et de choses fort sérieuses, avocats, hommes d’affaires, notaires, etc…. Et bruyamment, en public …. Il m’a fallu quelques années pour comprendre que souvent le bar était l’endroit « neutre », alors plutôt que de se réunir chez l’un ou l’autre pour parler affaires, qui pourrait donner avantage à une des parties, le bar était le temps d’une discussion, le terrain de sport ou les deux équipes allaient se rencontrer.
C’est de cette manière que j’ai pu négocier mon premier appartement quelques années après mon arrivée, à une table de bar de quartier le prix fut fixé !
Si en journée, le café prédomine, sur le coup de 17h-18h il marque le pas et laisse l’alcool influer les discussions. C’est le temps du thé pour ces dames dans les confiterias, et du « vermouth » de jadis qu’on prenait en terrasse pour ces messieurs. Les boissons ont changé, mais l’heure est la même. La bière a pris sa revanche sur les vins cuits et c’est l’heure du « Parler pour ne rien dire » qui domine.
Parler pour ne rien dire :
L’important est d’avoir raison. Le sujet n’a en fait aucune importance, politique, foot, économie, émission vue à la télé, qui couche avec qui et pourquoi, la meilleure voiture, la plus belle femme du monde….. en un mot, vous savez tout et mieux que votre interlocuteur.
S’ils sont deux attablés, vous arrivez tout de même de la table voisine à suivre le fil, mais si le chiffre augmente, le brouhaha gagne en décibels et vous serez vite larguer dans une cacophonie d’interjections, de rires, de disputes feintes plus ou moins avec exagération et d’accompagnements physiques aux dires avec de grands gestes s’amplifiant en suivant à la fois le désagrément et le niveau de consommation d’alcool.
Bref, des heures peuvent passer, chacun restant sur sa position, quitte à entrer ouvertement en mauvaises fois mais ne cédant rien à ses principes surtout si le public est nombreux. Un merveilleux laboratoire pour faire aussi des progrès en espagnol, ou plutôt en "lunfardo". Une fois encore, le rapprochement entre Buenos Aires et Genova est flagrant.
Ça se termine en général par match nul et c’est le gong de l’horloge trônant au-dessus du meuble du comptoir qui marque la fin des hostilités, quand le patron après avoir déjà rangé les chaises, éteint savamment certaines lampes installés à des endroits stratégiques pour signifier que la fête est terminée.
Il se peut, que, une fois levés, les hommes jouent les prolongations, histoire de montrer une dernière fois qu’ils ont la supériorité sur les autres en jouant de l’invitation générale à nettoyer l’ardoise. Comme quoi, quand les arguments ne suffisent plus, c’est encore le pouvoir de l’argent qui s’exerce !
La journée commence :
On peut croire que c’est la vie noctambule porteña qui apporte l’originalité d’un endroit, mais sans vouloir en rien nier le pouvoir de la nuit, j’ai plutôt envie de dire que tout se joue au petit matin.
La ville se réveille à 6 heures et les portes de cette scène théâtrale qu’est le bar s’ouvrent à nouveau. Quant aux acteurs, ils entrent un à un, car si en fin d’après-midi on se la joue « comédie à l’italienne », au petit matin, le réveil semble difficile, et nous avons plutôt à faire à des monologues intimistes. Ça rentre au radar pour s’asseoir presque chaque matin à la même place comme un bon élève retrouvant son pupitre. Attention, l’expérience fait que, dans bon nombre d’endroits, on se rend compte que le client se pose toujours au même endroit, il maintient sa couche chaude quotidiennement. Une sorte d’habitude, un manque de perception matinale qui le pousse aveuglement à retrouver l’étable et son foin posé au même endroit.
Souvent accompagné par son journal sous le bras, ou empruntant celui des lieux, il dort plus qu’il ne lit. Le patron n’a rien à lui demander, l’habitude fait que tout arrive devant son nez sans aucune commande. Ça végète, en tournant les pages de son canard, au fil des minutes et au fils de sa lecture qui lui donnera certainement de nouveaux arguments à la rencontre de fin de journée, on sent le réveil qui pointe. On peut deviner ses points d’intérêt, au titre de sa lecture, s’il est « foot », c’est forcément « Olé », si c’est un intello (ou pour feinter) ça sera « La Nacion » si c’est un anti Kircher obligatoirement « Clarin », si Cristina est son idole et rêve de rentrer à la Campora « Pagina 12 » et s’il fait partie du petit peuple, c’est « El Popular » avec sa playmate étudiante « presque à poil » en avant dernière page (encore un sujet de discussion pour ce soir).
Au fil des minutes, les autres entrant, il pourra ci ou la, lancer par interjection quelques tirades sur le match perdu de la veille pour sonder le niveau d’éveil de ses partenaires, histoire de montrer que l’équipe gagnante adverse était très mauvaise et a gagné par pur hasard et avec l’aide de l’arbitre.
A quelques tables, des commerciaux arrivent pour faire le point sur les objectifs à atteindre dans la journée, par cellulaire, par notebook, ou en « présentiel », histoire déjà de partager un premier café ensemble.
Histoire de culs me direz-vous, oui mais pas comme vous le pensiez, ceux-là jouent de la chaise musicale, les acteurs sont là, les entrées et les sorties de scène se font à un rythme connu d’avance !
La journée commence !
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