Provinces contre Nation sur la loi 86 d'avortement
02 déc. 2012Mise à jour : 1er décembre 2012. Article écrit par Suzanne Raucy.
La ville de Buenos Aires entre soumission à la Cours Supreme et pression de l'Eglise et des associations :
Cet article vient en complément à celui de : Avortement en Argentine en 2012. La ville de Buenos Aires correspond à une entité fédérale autonome. Depuis plusieurs mois, un débat sur l’avortement dit « no punible » s’est engagé dans la capitale, qui s’est transformé depuis septembre en véritable affrontement entre d’une part le gouvernement de la ville, l’Église et les groupes ProVida, et d’autre part, l’opposition politique et les diverses organisations civiles militant pour le droit des femmes à disposer de leur corps. |
Réaction de la Ville de Buenos Aires le 28 septembre 2012 : Le 28 septembre 2012, la Legislatura de Buenos Aires, assemblée qui correspond au Pouvoir législatif de la capitale, a dû choisir entre deux projets de protocoles juridiques et hospitaliers de réglementation de l’avortement « no punible », dans le cadre de l’application du jugement de la Cour suprême du 13 mars dernier. D’un côté, la résolution formulée par une comission du parti gouvernemental Pro, exprimée le 6 septembre dans le protocole controversé du Ministre de la Santé, Jorge Lemus. En regard du jugement de la plus haute Cour de Justice argentine, le projet appuyé par le gouvernement est extrêmement restrictif : le point le plus polémique est la fixation d’un délai maximum de 12 semaines pour les femmes et mineures de plus de 14 ans victimes d’un viol souhaitant avorter, délai au-delà duquel il n’y a plus d’exemption de condamnation. L’avortement serait également considéré comme « no punible » si la grossesse présente un risque grave pour la santé de la mère, mais une équipe interdisciplinaire devrait statuer, diagnostic à l’appui, et l’autorisation du directeur de l’hôpital serait nécessaire avant toute intervention. Autre point à juste titre controversé, une autorisation parentale serait obligatoire pour les mineures, ce qui nie scandaleusement la réalité, puisqu’en Argentine, 80% des mineures violées le sont par leurs propres parents. Cette résolution politicienne et réactionnaire s’éloigne largement de l’interprétation de la Cour suprême et a été durement critiquée par l’opposition et par les ONG de défense des droits des femmes. Avec lucidité mais de justesse, les députés ont approuvé le second projet de protocole, proposé par l’opposition, et ont donc démocratiquement choisi une loi en accord avec le jugement du 13 mars 2012 de la Cour suprême, c’est-à-dire exemptant de condamnations pénales les femmes et mineures de plus de 14 ans souhaitant avorter à la suite d’un viol ou en cas de risques graves pour la santé, sans contraintes de temps pour que l’intervention soit pratiquée et sans nécessiter pour les mineures d’autorisation parentale. Cette loi a pu être approuvée par 30 voix contre 29 car le parti du gouvernement, le Pro, opposé à cette loi qu’il juge trop large, ne possède pas la majorité dans cette assemblée, et parce que le projet a bénéficié d’un consensus du côté de l’opposition. En effet, les députés de la Coalición Cívica, alliés du « macrisme » sur certains points, se sont à cette occasion joints à ses adversaires. Clin d’œil au gouvernement, la loi interdit explicitement que soient imposés des « obstacles médicaux, bureaucratiques ou judiciaires dans l’accès à l’intervention », ce qui vise évidemment les manœuvres administratives auxquelles/dont le système pseudo démocratique argentin est familier. Les ONG dédiées à la défense des droits des femmes, comme la Fundación para Estudio y Investigación de la Mujer (Feim) ou Amnistía Internacional Argentina, ont salué cette avancée et la lucidité du projet. Bien évidemment, les secteurs catholiques et évangéliques, dont les groupes ProVida ou le Centro Católico de Bioética y Evangélicos por la Vida, ont commencé dès le lendemain de ce vote législatif à manifester et œuvrer de sorte à ce que le chef du gouvernement, Mauricio Macri, oppose son véto présidentiel. L’objectif étant avec ce véto d’annuler le vote démocratique des députés élus par la nation et de s’en tenir à la résolution restrictive du gouvernement. Drôle de démocratie, n’est-ce pas ? De l’autre côté, l’opposition, les ONG principalement regroupées au sein du mouvement la « Campaña por el Aborto Legal Seguro y Gratuito », ont milité pour que Mauricio Macri respecte le choix des députés et s’abstienne d’opposer à cette décision législative légitime ce qui serait son 107 véto (l’arbitraire du chef n’en est pas ici à ses débuts). Malheureusement, non, il n’a rien respecté.
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Video : Le Président de la Ville de Buenos Aires piose son Véto contre la mise en place de lla loi sur l'avortement légal dans la ville. Canal C5N. 05 octobre 2012. |
Octobre 2012 : Annulation du premier avortement légal à Buenos Aires : Malgré les tentatives d’appel à la démocratie, Macri annonça peu de temps après le vote de la Legislatura qu’il opposerait son véto à la nouvelle loi. Mais le chef du gouvernement est un personnage pour le moins cynique : le 5 octobre, tout en déclarant qu’il désapprouvait cette loi, il a annoncé que le 9 octobre aurait lieu le premier avortement « no punible » de la capitale fédérale. Aucune incohérence ici, puisque cette annonce purement politicienne visait seulement à faire réagir le camp anti avortement no punible, afin précisément d’empêcher que l’intervention ne soit pratiquée. Sinon pourquoi aurait-il, dans le même discours, également rappelé avec insistance qu’il était le seul « chef du véto », et que la décision n’appartenait qu’à lui ?
Le mardi 9 octobre, le premier avortement légalement pratiqué dans la capitale devait donc avoir lieu dans l’hôpital Ramos Mejía. Il aurait dû bénéficier à une femme de 32 ans, victime de viol et ancienne prisonnière d’un réseau de trafic d’êtres humains, qui avait obtenu l’autorisation d’avorter après être passée par toutes les instances légales. C’était sans compter sur la manifestation organisée par l’organisation ProVida, qui s’est tenue aux portes de l’établissement hospitalier. Une autre organisation anti avortement, l’Asociación Civil para la Promoción y Defensa de la Familia (Pro Familia), avait déposé un « recurso de amparo » (c’est-à-dire un recours judiciaire en inconstitutionnalité ou en protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales) contre l’intervention prévue. Non seulement perturbée par la violente manifestation, la pratique premier avortement « no punible » a arbitrairement été suspendue par mesure judiciaire, par la juge civile Myriam Rustán de Estrada. À la suite de cette suspension, la femme de 32 ans a fait appel de cette décision auprès de la Cour Suprême de la Nation, qui avait déjà auparavant autorisé cette IVG. En outre, 27 députés de l’opposition et dirigeants d’ONG ont porté plainte devant la Cámara del Crimen contre Mauricio Macri, chef du gouvernement, Jorge Lemus, ministre de la Santé, et Carlos Mercau, directeur de l’hôpital public Ramos Mejía, pour non-respect de leur devoir de fonctionnaires et de la déontologie, et notamment pour la divulgation d’informations médicales sur la patiente de 32 ans, dans le but politicien de provoquer volontairement la suspension de l’intervention médicale. Le 11 octobre, avec la signature de 6 des 7 juges, la Cour suprême de Justice de la Nation révoqua la mesure judiciaire de suspension prise par la juge Rustán de Estrada, et intima au gouvernement porteño de respecter son jugement et de permettre que soit réalisée l’intervention dans les plus brefs délais. Mais le 12 novembre, alors que des militants anti avortements campaient une fois de plus devant l’hôpital Ramos Mejía, le médecin Carlos Mercau renonça à sa charge de directeur du centre public de santé, après avoir une nouvelle fois empêché la pratique de l’avortement. |
Vidéo : La journée où l'avortement à l'hopital Ramos Mejia fut annulé. Les associations pro avortement demandent que la loi soit appliquée. Canal C5N. 09 octobre 2012. 17 mn 16 s. |
Restriction du Président de la Ville de Buenos Aires sur les avortements legaux en octobre 2012 : Comme les rumeurs l’avaient annoncé dès l’approbation de la loi sur l’avortement no punible le 28 septembre et comme il l’avait ensuite lui-même confirmé, Mauricio Macri opposa à cette loi son 107e véto de président du gouvernement de la ville de Buenos Aires, par décret, le 23 octobre 2012. Le motif qu’il a avancé pour justifier cette obstruction est scandaleux : la loi précédemment votée contient selon lui des éléments qui excèdent les instructions données par la Cour suprême en mars 2012. Or, Mauricio Macri ment, car il se trouve qu’elle la respecte précisément et que la Cour elle-même l’a reconnu. Ainsi, la résolution 1252, formulée par le ministre de la Santé le 6 septembre dernier et beaucoup plus restrictive, entre en vigueur. Et ce malgré les nombreuses protestations. Début octobre, une tribune avait été publiée dans le journal Tiempo Argentino exigeant de Macri qu’il n’abuse pas une nouvelle fois de ce pouvoir personnel et qu’il respecte la décision législative des représentants du peuple. Parmi les plus de mille signataires, on trouve des membres des partis politiques opposés au Pro de Macri, dont des personnalités politiques kirchnéristes, la gauche, des syndicalistes, des artistes, des journalistes renommés, et bien sûr des mouvements sociaux et les ONG dédiées la défense des droits des femmes. Pour en citer quelques uns : Víctor Hugo Morales, Jorge Lanata, Ricardo Forster, Beatriz Sarlo, Osvaldo Bayer, Martín Caparrós, les trois sénateurs nationaux pour Buenos Aires María Eugenia Estenssoro, Samuel Cabanchick et Daniel Filmus, Cecila Roth, Mercedes Morán, Celeste Cid, Fito Páez, Ernesto Tenembaum, Hebe de Bonafini, Marcelo Zlotowiazda, Sandra Russo, Juan Pablo Feinmann et Florencia Peña. Et c’est parce que Macri a suivi l’opinion des 29 voix minoritaires, et non l’expression démocratique de la majorité parlementaire, parce qu’il a cédé à la pression des secteurs catholiques et évangéliques réactionnaires plutôt qu’à l’appel à la raison de la société civile, que Macri a si durement été critiqué. L’absence de séparation entre l’Église catholique et l’État argentin empêche une fois de plus ce dernier de reconnaître l’urgence sanitaire de la situation. “Macri nous montre qu’il n’a aucun intérêt pour le taux élevé de mortalité maternelle dû aux avortements clandestins à Buenos Aires. », a déclaré la députée nationale María Luisa Storani (UCR). Et en effet, ce véto est une limitation supplémentaire des droits consacrés par la Cour suprême et la Constitution. |
Réaction Pro Avortement a Buenos Aires dès le 1er novembre 2012 : Le climat de tension a culminé le 1er novembre lors de la rencontre sur la Plaza de Mayo, devant la Cathédrale, des deux manifestations respectivement pro et anti avortement. La violence de la confrontation a pu être en partie contenue par la présence de la Police Fédérale, séparant les deux groupes de militants se lançant insultes et projectiles divers. D’un côté, les manifestants soutenant la loi du 27 septembre, réclamant l’avortement libre et gratuit, venus protester contre l’ingérence de l’Église dans cette question sociétale et politique, chantant face à la Cathédrale "Iglesia, basura, vos sos la dictadura" en réponse aux cris “asesinos, asesinos” lancés par les manifestants ProVida opposés à l’avortement. La marche pro avortement était composée d’organisations civiles telles que Campaña por el Aborto Legal Seguro y Gratuito, Mujeres de la Matria Latinoamericana, Libres del Sur, Movimiento MuMaLá, le syndicat Central de Trabajadores de la Argentina et des personnalités politiques comme Vilma Ripoll (MST-Proyecto Sur). Cette dernière a déclaré: « En enterrant la loi votée par les députés, le gouvernement est responsable des morts dues aux avortements clandestins réalisés dans des conditions sanitaires désastreuses, et qui concernent majoritairement des femmes jeunes et pauvres. » Reste à savoir si le nouveau protocole sur l’avortement no punible en vigueur à Buenos Aires, texte très restrictif, respecte ou non l’interprétation du Code pénal fixée en mars par la Cour Suprême. |
Vidéo : Prise de position de la Vice presidente de la ville Maria Eugenia Vidal contre l'application dela loi 86 sur le territoire porteño. 09 octobre 2012. Canal 7. 1 mn 13 s. |
En novembre 2012, la Justice suspend les restrictions de Buenos Aires : Début d'un bras de fer entre pouvoir provincial et national Le 8 novembre 2012, la Justice a suspendu le protocole restrictif sur l’avortement no punible adopté par le gouvernement. La juge porteña Patricia López Vergara a rendu un jugement qui annule les points controversés de ce protocole, ce qui revient à ratifier la loi approuvée le 27 septembre par la Legislatura de Buenos Aires. Les restrictions suivantes sont ainsi annulées : intervention d’une équipe interdisciplinaire, autorisation obligatoire des parents pour les mineures, délai de 12 semaines pour pratiquer l’intervention en cas de viol, possibilité pour un médecin d’invoquer l’objection de conscience pour refuser de pratiquer l’IVG. La juge a en effet déterminé que ces restrictions impliquaient pour les femmes une « coercition juridique et une servitude personnelle », et ne visait qu’à opposer des obstacles bureaucratiques et administratifs à l’accès à l’avortement no punible. À présent, et dans un délai de 30 jours, les médecins devront faire une déclaration définitive dans leurs hôpitaux, stipulant si oui ou non ils pratiqueront des IVG. Ce jugement fait suite au recours déposé par la députée María Rachid et l’avocat constitutionnaliste Andrés Gil Domínguez, contre le protocole gouvernemental sur l’avortement no punible, en raison des "contradictions et excès règlementaires" que celui-ci présentait en regard de la décision de la Cour suprême du 13 mars dernier. Reste à savoir combien de temps il faudra à Mauricio Macri pour contourner à nouveau cette décision de justice. Mais est tout de même assez rassurant de constater qu’en Argentine il est encore possible pour la Justice de faire respecter des décisions législtatives, même si le Pouvoir législatif peine à œuvrer indépendamment du Pouvoir exécutif envahissant, de ce gouvernement politicien trop dépendant de l’Église catholique et des lobbies réactionnaires pour seulement prendre en compte la déplorable réalité. |
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